Bosco Mondo: Parade Esoterique
- art+art Galerie
- 9 févr.
- 7 min de lecture
Exposition de Gianni Oprandi

Sa curiosité pour les cultes à mystère antiques, les écoles initiatiques pythagoriciennes et néoplatoniciennes et la rencontre, au cours de ses voyages, d’architectures singulières, labyrinthiques, de parcs ésotériques, ont raisonnées puissamment lors de sa découverte de la Scarzuola de Tomaso Buzzi. Construction « à la croisée de l’imaginaire et du tangible », rêve pétrifié ou la magie et l’onirisme prennent corps.
Gianni essaie dans ce projet éditorial et photographique ‘Bosco Mondo’ de prolonger et d’étendre l’expérience ressentie à la Scarzuola d’intrication du végétal et du bâtit, le collage tridimensionnel accumulant une myriade de références occultes ou lisibles à d’autres lieux, époques ou cultures… ‘Bosco Mondo' est un parc initiatique mondial.
Le végétal est dans le tissu urbain ou l’architecture dans la végétation?le rêve apparait dans la réalité ou le concret fait irruption dans l’imaginaire?…

Voici un extrait du texte de Patrick Mauriès sur l’architecte Tomaso Buzzi qui accompagnait ses photos de la Scarzuola dans le Purple #21
Tomaso Buzzi a failli être oublié par l'histoire, un architecte sans visage, un "Lombard anonyme", pour reprendre la célèbre expression d'Alberto Arbasino (qui, par coïncidence, a fait référence à l'architecte dans son propre travail). Il a concentré toute son énergie à disparaître, voulant être évanescent, écrivant même sur sa "volatilité" dans son carnet le 2 août 1958 : "Le titre de mes mémoires pourrait être L'architecte volant, quelque chose comme Le médecin volant de Molière, Le peintre volant d'Anselmo Bucci ou peut-être La putain volante, comme Raffaele Calzini avait l'habitude de m'appeler. Et ce ne serait pas du tout inapproprié, car j'ai volé sur tous les continents, à bord d'avions commerciaux ainsi que de jets privés appartenant à Niarchos et Agnelli. Et parce que je suis constamment en mouvement, ici et là, sans jamais m'arrêter, dans une sorte d'ubiquité modeste, car je décide très vite, donne des ordres, escalade les échafaudages, dessine à un rythme furieux. Et parce que j'aime avoir des choses, des idées et des points de vue audacieux, une vue d'ensemble, depuis les hauteurs."
Texte complet
Tomaso Buzzi est né dans une famille de la grande bourgeoisie le 30 septembre 1900, à Sondrio, dans le Tessin (qui est, non sans coïncidence, la région où est né Borromini : "Je vois l'héritage des stucateurs tessinois dans l'œuvre de Borromini, dans la manière amoureuse dont le stuc est sculpté et dans le style [palmettes, fleurs, guirlandes, ailes, têtes] ; tout comme je le vois en moi, un autre Lombard"). Il est mort le 16 février 1981 à Rapallo, dans la même clinique où ses deux sœurs dévouées, Luciana et Fernanda, sont décédées dans les deux années qui ont suivi.
Après des études d'architecture à Milan, il a obtenu un diplôme d'ingénieur en 1923 et a débuté en fanfare : bien qu'il soit rarement crédité, il a joué un rôle assez important sur un chantier considéré comme essentiel dans l'architecture du XXe siècle : la Villa Bouillhet (également appelée "L'Ange volant"), construite en 1926 à Garches et généralement considérée comme le premier exploit iconique du grand architecte Gio Ponti.
Certains considèrent Buzzi comme l'anti-Ponti — de la même manière que chaque Éros a son Anti-Éros : à la fois son double et son opposé. Comme le créateur du magazine Domus, Buzzi appartient aux néoclassiques milanais, représentant — entre autres — une expression du "retour à l'ordre", montrant dès les années 1920 les premiers signes de relâchement du modernisme standardisé. Ce retour faisait appel à la mémoire de certaines formes, à la culture de l'ornementation, s'opposant à l'austérité auparavant requise, à la purification puritaine du fonctionnalisme. Ponti et Buzzi partageaient une appréciation des compétences artisanales, des arts décoratifs et appliqués ; ils ne dissociaient pas la décoration de l'architecture, ni la conception des meubles de celle de l'espace, créant des objets aussi divers que des cendriers, des cadres photo en argent et de petites horloges de table.
Dans les catalogues d'enchères actuels, il est possible de trouver beaucoup de ces créations attribuées à Ponti, qui avait essayé de convaincre Buzzi de s'associer à la création de Domus, puis de Stile, sans succès.
Ils ont néanmoins participé ensemble à un concours pour la construction de la gare Santa Maria Novella à Florence, vers la même époque où Buzzi a conçu le pavillon du Brésil pour la Triennale, qu’il a visité plusieurs fois. Il s’intéressa alors à l’art des jardins et à l’architecture paysagère, et fut également nommé directeur artistique chez Venini, le célèbre maître verrier, où son influence fut durable et significative. C’est en entreprenant deux projets décisifs qu’il trouva sa voie en choisissant de disparaître.
Une commande de la comtesse Marina Volpi consistait en la restructuration de la villa di Maser de Palladio, la première d’une longue série de projets similaires pour lesquels il semblait particulièrement qualifié : il avait un sens remarquable de l’espace, la capacité de moderniser les grands intérieurs du passé, et selon ses propres mots, « adapter les espaces, même les plus petits, en les rendant plus grands ».
Il réussit ce tour de force en réorganisant habilement les espaces de vie dans la maison vénitienne de Nicoletta Visconti di Modrone, tout en s’attaquant aux pièces imposantes de la villa Contini-Bonacossi à Florence. Ces trois projets couronnés de succès, réalisés en collaboration avec des membres de la haute société italienne, lui permirent d’assurer sa future clientèle. L’architecte volant pouvait désormais s’envoler exclusivement vers les terrains de jeux des riches et célèbres, de Capri à Saint-Moritz, Cortina à Forte dei Marmi, Venise au Brésil, et bien sûr, jusqu’à Hollywood, où son nom était chuchoté par les Cini, les Agnelli, les Borletti — et par George Cukor. Il supervisait leurs projets et construisait leurs résidences raffinées. Cultivé, mondain, play-boy, cet elfe affable décida en 1934 de se retirer de la scène et de couper ses liens avec les principales institutions, à une exception près : il continua d’enseigner le dessin à l’École polytechnique de Milan pendant des années, de 1938 à 1954.
Derrière cette façade frivole se cachaient cependant quelques secrets. Le fascisme était en pleine ascension en Italie à cette époque, et Gio Ponti avait déjà été désigné comme le chef de file de l’architecture italienne. Buzzi accusait Ponti d’être un « champion zélé et opportuniste » du régime, quelqu’un qui avait qualifié Mussolini de « l’Italien accompli » — un éloge dont certains semblent encore fiers aujourd’hui — et qui, métaphoriquement parlant, jouait avec le feu. Buzzi, aristocrate et politiquement à droite, était pourtant un anti-fasciste engagé. Il rédigea, « à la manière de Stendhal », cette épitaphe :Milanese/Vissè, disegno’, amò/Quest’uomo detestava/Il diavolo, Mussolini e l’aglio(« Milanais, il vécut, dessina et aima. Cet homme haïssait le diable, l’ail et Mussolini. ») Contrairement à beaucoup de ses collègues, il participa activement à la Résistance tout en maintenant sa vie mondaine flottante.
Concernant son mode de vie de haute société, les origines de sa création la plus visible, la plus excessive de son génie, La Scarzuola — un « rêve pétrifié » niché entre la Toscane et l’Ombrie — remontent à une conversation que l’architecte eut en vacances à Acapulco avec un certain marquis Misciatelli, propriétaire du château de Montegiove, dans la commune de Montegabbione, dans la région de Terni. C’est Misciatelli qui suggéra à Buzzi d’acquérir un couvent du XIIe siècle abandonné dans les collines boisées près de Montegabbione.
La Scarzuola, ce « rêve pétrifié », trouve son origine dans le territoire où se croise la légende de Saint François d’Assise. Selon la tradition, le saint y aurait construit une cabane avec une plante de marais locale appelée scarza. Bien que Buzzi ne se soit guère intéressé à la réputation liturgique de l’ancien monastère, il le débarrassa de ses reliques pour y suspendre ses peintures, installer ses livres et divers objets de collection. Il passa les vingt dernières années de sa vie à construire, concevoir et développer son « rêve de pierre », sans chauffage, électricité ni téléphone.
Le domaine, constitué d’une succession de petites pentes descendantes, justifie en théorie la position de Buzzi : « Excepté les éléments religieux, tout à La Scarzuola est théâtre. » Un théâtre composé de multiples scènes qui s’ouvrent les unes dans les autres, comme les reflets infinis entre deux miroirs. On y trouve une étonnante accumulation d’éléments : des modèles réduits de temples, un Parthénon, un Colisée, le Canopus de la Villa Hadrien, des motifs favoris de Borromini, la colonne brisée du Désert de Retz, l’œil de théâtre conçu par Ledoux, la bouche béante du monstre de Bomarzo, ainsi qu’une « acropole fantastique de temples » empilée sur la colline dans une perspective aplatie rappelant les peintres primitifs.
Pour rendre l’ensemble encore plus complexe, Buzzi a intégré des allusions multiples et des codes mythologiques. On trouve un Pégase doré géant, symbole de l’esprit en vol ; un théâtre de Diane et Actéon ; un temple d’Éros ; le bateau de Poliphile ; un lac de Narcisse ; une cour pour Apollon autour d’un tronc de cyprès calciné ; un escalier pythagoricien dont les marches chantent quand on les gravit. Rien n’était trop extravagant pour cet univers unique. Comme il l’écrivit dans ses carnets en mai 1967 : « L’ordre est le plaisir de la raison, mais le désordre est le délice de l’imagination. » Cependant, ce désordre apparent n’avait rien de fortuit. De Narcisse à Actéon, de Cyparissus à Amphion, La Scarzuola explore des thèmes de transformation, de fluidité et de métamorphose.
En novembre 1967, il nota : « Il me faut retrouver le pouvoir fascinant du non finito, semblable à celui des ruines elles-mêmes, qui confère à l’architecture cette quatrième dimension, celle du temps. Je veux intégrer cela dans les jardins, afin que le temps et le mouvement façonnent les statues dans leurs formations futures. » Pour Buzzi, l’architecture devait être instable, changeante, animée d’une immobilité dynamique. Il imaginait que son œuvre, fruit de décennies de méditation et de travail, n’atteindrait sa pleine signification que par son érosion progressive, son effondrement, et sa disparition sous la végétation croissante.
Cette vision ne tenait pas compte de l’énergie presque fanatique de son neveu, Marco Solari, un personnage singulier tout droit sorti d’un conte. Depuis la mort de Buzzi, Solari s’est attelé à préserver et reconstruire avec un soin extrême les moindres idées esquissées par l’architecte. Ainsi, La Scarzuola est devenue une œuvre vivante, à mi-chemin entre la décomposition et la conservation minutieuse.
Cette création est un autoportrait oblique de Buzzi, reflétant moins ses goûts et références que ses choix philosophiques et sa vision de l’existence. Elle est une déclaration éthique envahie par la végétation, une position ontologique incarnée par une théorie de l’incomplétude et de la négligence calculée, proche des idées d’Albert Savinio sur le dilettantisme et les plaisirs de l’imperfection.
Un fragment daté du 17 décembre 1969 résume parfaitement cette approche : « Mon souci subtil serait d’adopter une sorte de modestie apparente, pour ne pas provoquer trop d’envie, même chez ceux qui sont bien plus riches que moi. Et pour éviter toute ‘rivalité’ avec eux, je cultive l’humilité en laissant les choses inachevées, un peu négligées et incomplètes, en affichant habilement des éléments maladroits, critiquables, mais intentionnels. »
Ainsi, La Scarzuola demeure une œuvre unique, à la croisée de l’imaginaire et du tangible, où le génie de Buzzi résonne encore, défiant le temps, les modes, et l’oubli.

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